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Plus tard, c’est en m’intéressant au travail du sculpteur rochelais Rémi Polack que je croisai de nouveau le talent de l’auteure, qui avait ciselé des poèmes d’après les gravures de l’artiste pour en faire une expo, puis encore un livre, forcément. Quelques temps après, il s’avéra que de nouveaux copains habitaient juste à côté de celle dont je commençais à lire un autre roman, Otages intimes, encore un livre cocon entrelacé de liens filiaux et d’amitié finement analysés. Il m’arriva donc d’être invitée à une soirée à laquelle elle était aussi conviée, mais ce soir-là je n’osai pas l’aborder. Mais quand j’appris que Jeanne Benameur était la mère de l’un des fondateurs d’une nouvelle librairie en ville qui m’attirait (la librairie, pas le fondateur, même s’il est très beau), je sus que le moment était venu de provoquer une rencontre.
Jeanne revenait de Crète où elle était partie écrire, après un arrêt à Arles pour travailler sur le programme de L’Ecole Domaine du Possible, et elle allait repartir en Méditerranée le lendemain, mais en deux mails et trois échanges de sms, nous convînmes d’un rendez-vous – je sais que Madame Benameur va me relire et qu’elle était prof de français, alors oui, je m’autorise le passé simple, chacun ses sources de jubilation.
A quel endroit pensait-elle pour la prise de vue ? Elle songea d’abord à la plage de la Concurrence, un de ses « lieux d’ouverture » où elle a si souvent contemplé l’horizon en rêvant de l’aventure de sa vie, puis suggéra le lycée Dautet, où elle avait effectué sa scolarité depuis le CE1. Comme la fée affectionne aussi la concordance des temps, la une d’un numéro automnal devant un établissement scolaire, ça colle plutôt pas mal, non ?
La fée : Nous sommes sur la place de Reims, devant le beau lycée Dautet. Pourquoi avoir choisi ce lieu ?
Jeanne Benameur : Je suis arrivée à La Rochelle à l’âge de 5 ans, d’abord à l’école Arcère. J’ai sauté le CP, donc je suis allée directement en CE1, à l’époque on disait « la dixième », et Dautet couvrait la scolarité de la primaire jusqu’au lycée. J’y ai donc passé plus de 10 ans en tant qu’élève, de l’âge de 6-7 ans jusqu’à 16 ans et demi. Après le bac, je suis partie à Poitiers pour des études de Lettres, avec des incursions en Philosophie et en Histoire de l’Art, hé oui La Rochelle n’était pas encore une ville universitaire... J’ai passé le concours de l’IPES (qui n’existe plus aujourd’hui) pour être élève-professeur rémunéré. Je l’ai fait pour ne pas dépendre de mes parents, et bien m’en a pris car mon père étant mort un an après, ma mère n’aurait pas pu subvenir à mes besoins d’étudiante. Mes études étaient payées par l’Institut, je m’engageais en contrepartie à servir dans l’enseignement public pendant une durée minimum de dix années.
Vous avez donc été prof de français en collège et en IUFM, quand avez-vous arrêté ?
J’ai beaucoup aimé enseigner, ça me passionnait. J’organisais des ateliers d’écriture, de lecture. J’ai enseigné à Bobigny (93), je n’étais pas débutante, je l’avais choisi et l’expérience me permettait d’être à l’aise ! J’ai arrêté en 2000 quand j’ai écrit Les Demeurées. Entre temps j’avais déjà publié des textes poétiques comme Naissance de l’oubli et des ouvrages en jeunesse. J’ai continué à intervenir parfois dans la formation des enseignants, en particulier pour réfléchir à l’atelier d’écriture.
Comment êtes-vous venue à l’écriture ?
C’est là depuis toujours. A 3 ou 4 ans j’ai voulu apprendre à écrire, j’avais le désir de tracer les lettres, je les recopiais. En fait, c’est un ami qui me l’a fait remarquer, j’ai dessiné avant d’écrire ! Ecrire c’est ma façon de me centrer, de me concentrer, de tisser le lien avec le monde. En 2000, j’ai senti qu’il fallait que je laisse plus de place à l’écriture, alors j’ai quitté l’Education nationale. Aujourd’hui, je ne saurais pas vivre autrement !
Vous revenez d’Arles où c’était la semaine de rentrée des profs de l’Ecole Domaine du Possible qui s’inscrit dans une autre vision de l’enseignement, inspirée des méthodes d’éducation alternatives Montessori, Steiner, Freinet, Piaget. Quel est votre avis sur l’Education nationale aujourd’hui ?
Vous savez, je suis loin de savoir tout ce qui se passe, donc j’ai un très petit avis. Dans l’Education nationale, il y a des gens formidables, et d’autres qui fonctionnent encore comme dans les années 50. Avant, le cours magistral, oui ça fonctionnait. Aujourd’hui, des classes à 30, ça n’a plus lieu d’être ! Les élèves demandent du rapport humain. L’enseignant est là pour guider, apprendre à apprendre, à échanger, à réfléchir ensemble, en petits groupes. Ce métier est extrêmement exigeant, et demande de cultiver son humanité, ce qui n’est pas inclus dans la formation. Pourtant je connais des jeunes enseignants qui ont envie de faire bouger les lignes, même dans les lieux réputés difficiles. On a l’enquête PISA*, on sait très bien ce qui marche ! A l’Ecole Domaine du Possible, j’interviens comme un regard extérieur, ponctuel, pour aider à la réflexion de ce que c’est que cette école. Les enseignants se réunissent durant une semaine avant la rentrée, puis une fois hebdomadairement pendant toute l’année. On y parle du savoir disciplinaire, bien sûr, car il est nécessaire… mais pas suffisant ; le plus important c’est définitivement l’humain !
Vous avez une suggestion ?
Oui, pourquoi ne pas enseigner l’Image, au même titre que les Maths ou le Français ? L’image fait partie de la vie des enfants de cette génération dès la naissance, avec des petits dessins partout, sur le pyjama, dans l’assiette… C’est fini les couleurs unies ! Sans parler de la profusion liée à Internet. Il faut donner les outils pour décrypter toutes ces images, insuffler un esprit critique pour ne pas tomber dans les pièges de la consommation et de la désinformation et former des citoyens qui réfléchissent. Avis à Monsieur le Ministre !
Qu’est-ce qui vous donne envie d’écrire ?
J’ai besoin d’une grande liberté pour travailler. Celle qui fut mon éditrice pendant longtemps, m’a dit un jour « Tu es la femme la plus libre que je connaisse. » Je lui ai répondu « - Pas encore assez ! »
J’ai besoin de lenteur aussi. L’écriture, la lecture, ça ne peut pas se faire dans la rapidité. Je donne un texte quand je sens que c’est juste. Une œuvre, c’est un trajet de vie. La géographie absente, qui sort le 5 octobre en librairie, a été écrit il y a 20 ans. Je l'ai revisité, retravaillé avec l'éclairage que me donnait L'enfant qui. J’ai la chance d’avoir rencontré les bonnes personnes. Dans le travail, en amitié, je suis très bien entourée, avec des gens attentifs, jamais intrusifs.
Le dessin et la peinture prennent aussi leur place, je me nourris beaucoup du travail des peintres, des sculpteurs. Quand je peux, je m’achète un tableau. Ce sont mes seules folies, et ce que je possède de plus précieux, avec les livres. En Crète, je visite régulièrement le musée d’Héraklion. Avant je prenais des photos, maintenant j’ai toujours avec moi un carnet, je dessine, ça me permet d’entrer dedans, c’est une autre façon de regarder, plus tranquillement.
Alors peut-être un jour une expo des toiles de Jeanne Benameur ?
Qui sait ? En tout cas, l’art occupe de plus en plus de place ! Pour l’instant, je travaille en collaboration avec des artistes, comme Benjamin Duboc, contrebassiste, pour une lecture improvisée de mon livre L’enfant qui. Selon le son qu’il envoie, je choisis l’extrait que je lis, et vice-versa. Nous avons donné ce travail à Montauban à la librairie La Femme renard, à Lyon à la Voie aux chapitres, c'était très fort pour nous et pour les gens ! Même ceux qui n’avaient pas lu les textes semblaient emportés. Nous avons d’autres dates prévues en France dans les mois à venir.
J’ai par ailleurs enregistré L’enfant qui en studio pour la collection Actes Sud en très peu de reprises, et avec beaucoup d’émotion. C’était touchant d’entendre la voix de l’ingénieure du son qui me disait « C’est bon, on arrête » avec l’intonation de celle qui avait pleuré…
Je suis également sur un projet avec Hélène Lamarche, artiste et enseignante en Cinéma à Rochefort. Je donne une phrase, elle crée un vêtement : coupe, couture, teinture, peinture et broderie. La phrase est brodée aussi. Cela fait trois ans, on arrive au moment où on va montrer…
Avec Rémi Polack et le livre De bronze et de souffle, nos cœurs, aux éditions Bruno Doucey, ça a été pareil, un beau compagnonnage qui s’est tissé, et étiré dans le temps.
Vous avez quel âge ?
Ça dépend des jours !
J’ai 65 ans, mais je ne sais pas où ils sont ! Ma mère est morte dans sa centième année, chez elle, en pleine conscience. Ça montre qu’on peut garder une vie extrêmement vive, avec tous ses neurones !
(ndlr : moi non plus lors de cet entretien je ne sais plus où sont mes 42 ans ; le téléphone de Jeanne sonne, elle doit prendre l’appel mais elle dit à son interlocuteur qu’elle est en interview « avec une jeune fille ». J’adorais Jeanne Benameur avant, maintenant je la vénère !)
Comment vivez-vous le fait de vieillir ?
Bien ! Je marche, je nage, y compris dans l’eau fraîche. Je pratique le yoga, la méditation. La télé ? Ça ne risque pas ! Bon allez, oui je regarde la télé, mais pas souvent. Je passe plus de temps à lire et à écouter - vraiment écouter, pas en bruit de fond - de la musique, à voir des amis… L’amitié est très fertile pour moi, elle est faite de liens très libres, de profondeur et de légèreté.
L’âge apporte une liberté plus grande. Oui, je gagne ça, grandir dans cette liberté. On veut souvent vivre l’altérité, mais sans altération de soi, en restant intact. Mais pour moi ça ne peut pas marcher, ne rien changer, ne rien bouger, c’est mortifère ! Les relations humaines nous transforment. L’âge me rend de plus en plus souple dans ce mouvement, dans cette transformation.
Je suis passée par la psychanalyse, ça m’a ouvert plein de portes intérieures. Certains de mes textes sont travaillés par des psychanalystes. D’ailleurs Lacan dit que « le poète précède le psychanalyste ». Je crois que si je n’avais pas écrit, je serais devenue psychanalyste.
Quand on est « analysant », c’est-à-dire le sujet au travail, l’autre est là, c’est un des rapports humains les plus forts qui existent. J’ai appris la confiance sur le divan. Du coup je peux faire confiance aux autres. Ce n’était pas gagné.
Comment vous voyez-vous dans 20 ans ?
Toujours dans l’écriture, la peinture, le dessin, et profitant de tout l’amour qui m’entoure.
Dans le roman Profanes, vous écrivez "Le monde est acceptable si on voit les choses une par une. C'est l'emmêlement qui ne l'est pas." C'est votre recette pour supporter la folie du monde actuel ?
C’est une façon de vivre. Etre à l’écoute de ce qui se passe, avec des temps de contemplation, de méditation, pour faire le vide. Ça ne sert à rien de ressasser. Il faut prendre les choses une par une, et les faire. Dans l’acte d’écriture, je retravaille énormément, pour enlever tout ce qui est en trop. Il faut bien choisir, cela veut dire accepter la perte. On perd des gens, des choses. L’accepter c’est pouvoir avancer en faisant de son mieux, tranquillement.
Quels sont vos livres de chevet, vos auteurs favoris ?
Je ne passe pas une journée sans lire, je suis nourrie de l’écriture des autres. Pour n’en citer que quelques-uns, je dirais Jean-François Billeter, un penseur suisse, spécialiste de la Chine, qui publie aux éditions Allia. Leçons sur Tchouang-tseu, Un paradigme ou Esquisses me font réfléchir. John Berger est mort début 2017. C’était un poète, romancier, scénariste, penseur, peintre et critique d’art, dont je citerais La forme d’une poche (Fage éditions), ou comment la peinture constitue une petite poche de résistance. J’aime aussi Erri de Luca, Virginia Woolf, Carson McCullers…
Quels lieux auriez-vous envie de recommander à La Rochelle ?
Alors, à qui ai-je envie de faire de la pub… J’aime les lieux habités, comme Bestiario, rue du Brave Rondeau, où la nourriture est simple et bonne et où l’on déjeune entouré de livres, de petits objets. Je vais aussi au Soleil Brille rue des Cloutiers. Et comment ne pas parler de La Petite Marche, qui, rebaptisée La Petite Epicerie, a déménagé avenue des Cordeliers. Je ne résiste pas bien sûr au fait de citer Les Rebelles Ordinaires, librairie indépendante de la rue des Trois Fuseaux. C’est un lieu social, où on prend le temps. J’ai envie de parler de lieu politique, au sens premier du terme, pour la cité. Je suis contente que mon fils Guillaume monte ça, avec une belle équipe, dans ma ville d’enfance. C’est un cadeau.
Un événement culturel, passé ou à venir, qui vous a marquée ou que vous attendez impatiemment ?
Je suis fan du Festival international du Film. J’aime aussi quand un lien est créé entre le corps et la musique, comme à La Chapelle Fromentin. Et impossible de conclure sans évoquer Terra Amata, l’atelier de Rémi Polack, c’est un lieu qui mérite amplement d’être soutenu car il y réside toujours une chaleur humaine et des énergies drainées par Rémi.
Pour conclure, la fameuse question gimmick de la fée : si vous aviez une baguette magique pour de vrai, qu’en feriez-vous ?
Chez mon éditeur jeunesse Thierry Magnier, nous avons des baguettes magiques qui font du bruit, je joue avec depuis très longtemps… Si j’en avais une vraie, je donnerais plus de place au temps et à la pensée, à l’émotion, à l’imaginaire. Je passe beaucoup de temps à penser dans ma petite vie. Ecrire, c’est penser (ndlr : et panser !), si ça peut se partager c’est formidable.
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